« Il ne suffit pas d'avoir raison contre l'erreur, il faut en avoir raison. »
Georges BERNANOS
L'une des caractéristiques principales de la non-violence, dans la confrontation actuelle des idées et des doctrines, c'est qu'elle n'a pas de place dans le passé dont nous avons hérité. Quelle que soit la référence culturelle par rapport à laquelle nous nous situons, les traditions au sein desquelles s'est formée notre pensée l'ignorent totalement. En revanche, ces traditions font la part belle à la violence. Celle-ci apparaît si profondément liée à quantité de vertus - le courage, l'audace, la virilité, l'honneur, la noblesse, la passion de la justice et de la liberté ... - qu'elle apparaît elle-même comme une vertu. Le héros proposé à notre admiration, qu'il appartienne à l'histoire ou à la légende, est toujours un héros violent de quelque manière. La violence est si profondément inscrite au cœur de l'histoire, que nous sommes tentés de penser qu'elle est inscrite au cœur même de l'homme. Parce que la non-violence n'a pas de passé, il nous semble déraisonnable de lui prédire un avenir et, par conséquent, de s'y intéresser dans le présent.
Au demeurant nous serions coupables de rejeter rapidement les doutes et les questions qui occupent notre esprit face à la non-violence, sans prendre la mesure exacte de la violence. Nous ne serions pas sérieux dans notre approche de la non-violence, si nous ne prenions pas la violence au sérieux.
« La première condition à laquelle doit satisfaire une doctrine de la non-violence est d'avoir traversé dans toute son épaisseur le monde de la violence ; [ ... ] il faut avoir mesuré la largeur, la longueur, la profondeur de la violence - son étirement au long de l'histoire, l'envergure de ses ramifications psychologiques, sociales, culturelles, spirituelles, son enracinement en profondeur dans la pluralité même des consciences -, il faut pratiquer jusqu'au bout cette prise de conscience de la violence par quoi elle exhibe sa tragique grandeur (1). » Alors, mais alors seulement, il devient possible de poser les problèmes concernant la non-violence.
La réalité de la violence doit donc être appréhendée dans toute sa complexité. Tout simplisme ici se condamne lui-même. Le pire est de s'installer dans l'évidence et de s'y complaire. C'est pourquoi le pacifisme était voué à l'échec. « Faute de prendre les plus grandes dimensions de la violence, le pacifisme se croit facile et se fait facile. [ ... ] Il ne sait pas qu'il est difficile (2). » Ainsi le pacifisme ne s'est pas compris lui-même, c'est pourquoi il n'a pu se faire comprendre. La vérité du pacifisme est de proclamer l'inhumanité de la violence, mais son erreur est de n'avoir pas su discerner par quoi la violence est aussi humaine. La violence est toujours de nature criminelle, « car, il ne faut pas s'y tromper, la visée de la violence, le terme qu'elle poursuit implicitement ou explicitement, directement ou indirectement, c'est la mort de l'autre, au moins sa mort ou quelque chose de pire que sa mort (3) » ; mais il est rare qu'elle ne soit que criminelle. L'appel à la violence peut s'adresser aussi à la meilleure part de l'homme, et ce que l'homme recherche par la violence peut être digne de notre estime, voire de notre admiration.
D'ailleurs, les traditions, dont nous avons dit qu'elles faisaient la part belle à la violence, n'ont pas manqué de condamner les violences dont le seul mobile était le crime. Les sociétés, qui, elles-mêmes, ont tant fait pour justifier et légitimer toutes sortes de violences, se sont toujours donné des tribunaux pour juger et condamner - généralement, notons-le, avec un redoublement de violence - ceux qui avaient recours à ces violences-là. Les violences qui doivent retenir notre attention sont donc les violences dont nous sommes habitués à penser qu'elles sont légitimes, et cela avec quelques bonnes raisons (nous parlons plus volontiers de « légitime défense », mais cela est un euphémisme, car c'est bien la violence que l'on cherche alors à rendre légitime).
Si l'indifférence et le mépris à l'égard de la nonviolence sont encore assez largement répandus, alors qu'ils ne sont généralement fondés que sur des équivoques, des malentendus et des confusions, il convient cependant de noter une évolution sensible en ce domaine. Incontestablement, un « dégel» de l'opinion publique à l'égard de la non-violence s'est manifesté ces dernières années. La non-violence commence à susciter un intérêt réel dans les milieux les plus divers, où elle apparaît au moins discutable, c'est-àdire digne d'être discutée. Il convient de reconnaître que ceux qui se réclament de la non-violence ne sont pas encore très bien armés pour affronter ce débat. La grande faiblesse de la non-violence a été jusqu'à présent de ne reposer que sur quelques intuitions et quelques faits, sans s'exprimer en un corps de doctrine. Il est vrai qu'il est de bon ton, à entendre certains, de prétendre se dispenser de toute réflexion théorique et doctrinale. Sous prétexte de rester au contact de la réalité et des faits concrets, on refuse l'effort de les comprendre. On préfère alors rester dans la confusion de ses propres sentiments et de ses propres idées. Dans le même temps, on se condamne à ne jamais se faire comprendre des. autres et à tourner en rond au sein de minorités introverties.
Si l'on veut savoir de quoi on parle et si on veut le faire savoir aux autres, il est essentiel de pouvoir s'exprimer à travers un langage rationnel et cohérent qui ne doive rien aux hasards de l'improvisation. Aussi la non-violence ne doit-elle point fuir là systématisation.
« Car il faut de l'ordre dans les pensées : concepts, logique, schémas d'unification, ne sont pas seulement utiles à fixer et communiquer une pensée qui sans eux se dissoudrait en intuitions opaques et solitaires; ils servent à fouiller ces intuitions dans leurs profondeurs : ce sont des instruments de découverte en même temps que d'exposition (4). »
« On dit toujours, remarquait naguère Henri Poincaré " laissez parler les faits ", le malheur c'est que les faits ne parlent pas.. » Aussi bien, l'accumulation des « faits concrets » qui se sont passés en d'autres lieux et en d'autres temps que ceux qui nous concernent, risque de ne pas nous être d'un grand secours pour agir ici et maintenant, si nous ne nous donnons pas la peine de les faire parler. En revanche, ce qui peut nous être utile, c'est d'expliciter la véritable signification des faits passés et d'en dégager, pour l'avenir, des enseignements, grâce auxquels nous serons dispensés de recommencer les erreurs de ceux qui nous ont précédés, ainsi pourrons-nous bénéficier de leurs expériences. C'est précisément cela la fonction de la recherche théorique et doctrinale.
C'est pourquoi la méthode que nous avons suivie pour cette étude de l'action non-violente est une méthode expérimentale : en ce sens elle peut être qualifiée de scientifique. Nous sommes partis des faits, c'est-à-dire des expériences de l'action non-violente déjà réalisées dans le passé; nous avons observé ces faits et les avons analysés en nous efforçant d'en expliquer les causes et les conséquences. A partir de ces observations et de ces analyses, nous avons énoncé certains principes, certaines règles et certaines . lois que nous nous sommes efforcé d'exposer en une théorie cohérente.
Mais la théorie n'est pas le dogme, lequel est établi une fois pour toutes et ne peut être remis en cause. La théorie, au contraire, doit se laisser remettre en cause par l'expérience et doit être sans cesse réajustée aux faits nouveaux. Il convient alors d' « avoir à l'égard de l'action non-violente l'attitude du savant à l'égard de toute loi scientifique. Il la considère comme provisoirement démontrée et s'en sert comme d'un outil. Mais il reste prêt à la remettre en question si elle ne cadre plus avec l'expérience. Dans ce cas, il faudra chercher une nouvelle formulation capable d'englober la vérité précédente et cette vérité nouvelle (5). »
Nous nous référerons pour l'essentiel aux actions de Gandhi et de Martin Luther King, qui restent en ce domaine les expériences les plus fécondes. Nous avons conscience que cette double référence apparaîtra usée à beaucoup. Trop souvent, en effet, les partisans de la non-violence se sont contentés de brandir les succès obtenus par Gandhi et par King, pour faire valoir son efficacité en toute circonstance.
Or il est trop clair qu'il ne peut s'agir d'imiter purement et simplement Gandhi ou King, car leurs actions se sont inscrites dans des contextes sociaux, politiques et culturels trop différents de ceux dans lesquels nous devons agir. Cependant, nous avons la conviction que les réponses - au demeurant imparfaites et partielles - qu'ils ont su apporter aux problèmes qu'ils ont dû affronter, nous donnent des éléments de réponse à nos propres problèmes.
D'autres expériences plus récentes, tout particulièrement celle de César Chavez, sont venues nous confirmer dans cette conviction.
« Gandhi, écrivait dès 1949 Paul Ricœur, figure en notre temps plus qu'une espérance, une démonstration. [ ... ] La non-violence fut pour Gandhi une méthode et même une technique détaillée de la résistance et de la désobéissance. Il faut avouer que nous sommes totalement démunis et ignorants d'une telle technique ; on a le tort de ne pas étudier le mécanisme froidement prémédité et méticuleusement exécuté de ses campagnes en Afrique du Sud et aux Indes (6). »
Malheureusement il faut reconnaître que depuis que Ricœur a écrit ces lignes, peu de choses ont été faites pour réparer ce tort. Ce livre voudrait être une contribution à cette réparation. Il nous semble raisonnable de penser qu'au fur et à mesure que la non-violence sera étudiée et connue, elle ne pourra pas ne pas s'imposer à tous les hommes responsables comme l'hypothèse de travail privilégiée pour orienter leur pensée et leur action. Dès maintenant, nous pouvons convenir que si la non-violence est possible, alors elle est préférable. Et si la nonviolence est préférable, il nous appartient d'étudier sérieusement quelles sont les possibilités qu'elle nous offre. Dans la mesure où nous prendrons conscience de l'importance de cette recherche, dans la même mesure nous prendrons conscience de l'urgence qu'il y a à l'entreprendre.
(1). Paul Ricœur, Histoire et vérité, Le Seuil, 1955, p. 224.
(2). Id., p. 228.
(3). Id., p. 227.
(4). E. Mounier, Le Personnalisme, P.U.F., coll. « Que sais-je? », Paris, 1957, p. 6.
(5). Jo Pyronnet, L'Action non-violente, éd. Témoignage Chrétien, Paris, 1965. p. 53.
(69). Paul Ricœur, Histoire et vérité, Le Seuil, 1955, p. 230-231.
INTRODUCTION
1. De l'exigence morale à l'action non-violente
2. Amour, contrainte et violence
3. Principes et fondements de la désobéissance civile
4. Le programme constructif
5. Un dynamisme révolutionnaire
6 . L'importance de l'organisation
7. Les différents moments et les différentes méthodes de l'action directe non-violente
• Analyse de la situation
• Choix de l'objectif
• Premières négociations
• Appel de l'opinion publique
• Envoi d'un ultimatum
• Actions directes
8. La violence est l'arme des riches
9. L'action violente isole la révolution
10. La réconciliation de la révolution et de la raIson
11. L'action non-violente face à la repression
12. Le risque de la violence
BIBLIOGRAPHIE
« II ne suffit pas d'avoir raison contre l'erreur, disait Bernanos. il faut en avoir raison. » Dans un ouvrage précédent, "L'Evangile de la non-violence", Jean-Marie Muller avait exposé les principes politiques, philosophiques, moraux et religieux, qui permettent d'avoir raison contre l'erreur du recours à la violence. Dans ce nouveau livre, il fait un pas de plus sur la voie de l'action : il faut avoir raison de la violence. La non-violence n'a pas de passé. On connait les exemples de Bouddha, de Jésus ; de nos jours, ceux de Gandhi et de Martin Luther King. Mais nulle part et jamais, la non-violence ne s' est structurée comme une doctrine.
Jean-Marie Muller développe Ici les principes d'une stratégie et analyse les moyens tactiques qui permettent d'atteindre réellement des objectifs, politiques ou autres, sans le moindre recours à des procédés violents.
Ce livre n'est pas l'œuvre d'un illusionniste. L'auteur ne se grise pas non plus de dialectique. Il garde les pieds sur terre et il s'engage avec sagacité, prudence et force dans l'élaboration d'un système d'action qu'il veut pratique, raisonnable et puissant. Il nous donne le premier manuel de la révolution non-violente. Et c'est une révolution qu'il entend accomplir, non seulement dans les esprits par un enseignement, mais dans les faits, par une stratégie et une tactique.
L'auteur est un ancien professeur de philosophie, officier de réserve ; objecteur de conscience, il a été cité devant le tribunal d'Orléans, pour avoir renvoyé son livret militaire. Il a déjà publié " L'Evangile de la non-violence" (Fayard), qui connait un grand retentissement. Il traduit sa pensée dans l'action et tout un mouvement se dessine autour de ses idées et de son programme. Depuis 1970, Il consacre toutes ses activités au service de la non-violence.
Fondée historiquement sur la seule exigence morale, la non-violence n'a longtemps reposé chez nous que sur quelques intuitions et la généralisation d'expériences prises un peu au hasard.
Aujourd'hui pourtant, la résistance des paysans du Larzac, la lutte des objecteurs de conscience, de nombreuses actions écologiques, les impasses manifestes auxquelles aboutit l'escalade de la violence en Occident, mettent plus que jamais la non-violence à l'ordre du jour et exigent que l'on aille plus loin dans la réflexion et dans l'action.
Jean-Marie Muller, avec rigueur et réalisme, donne à la non-violence la cohérence qui lui a fait si longtemps défaut. Il développe les principes d'une stratégie originale et présente concrètement les moyens tactiques qui seuls permettent de combattre l'injustice et l'oppression avec une réelle efficacité. Il nous donne, en fait, un véritable manuel de la révolution non· violente.
Condamné en 1969 pour le renvoi de son livret militaire - il est alors officier de réserve - Jean-Marie Muller abandonne l'enseignement de la philosophie en 1970 pour se consacrer à des travaux de recherche sur la non-violence ainsi qu'à sa mise en œuvre pratique. Il assure aujourd'hui cette tâche en étroite liaison avec le Mouvement pour une alternative non-violente (MAN), dont il est l'un des fondateurs et animateurs.